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28 mai 2011

XX1 - Le roi des contrebandiers

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La voiture file à travers les dunes. Comme pour ralentir le bolide qui accélère de plus belle, le sable aspire les roues. Au volant, Hassan, un des conducteurs les plus aguerris du désert du Sinaï. Dans le village bédouin de Mahdiya, tout le monde l’appelle « Cheikh », en signe de respect.

Cheikh Hassan a la quarantaine et vit dans l’un des endroits les plus sensibles du Sinaï égyptien, pas loin de la frontière israélienne et de la bande Gaza. « Keffieh » blanc et rouge vissé sur la tête, torse bombé, œil vif et sourire charmeur, il adore fanfaronner. Son jeu favori ? Narguer les douaniers égyptiens plantés dans leurs miradors en longeant à vitesse maximum la frontière avec Israël. Son autoradio crache de la musique pop israélienne. Il exulte, augmente le son, chante en hébreu et marque le rythme en frappant le volant de son 4X4.

La voiture file toujours au travers des dunes quand, au détour d’un virage, Hassan pile au pied d’un palais de deux étages, une masse de pierres blanches et vert pomme mystérieusement surgie du sable. « Bienvenue chez moi ! ». C’est là, dans cette demeure avec vue sur Israël et Gaza, qu’il vit avec sa femme Aïcha et leurs six fils.

La villa, entièrement carrelée, comprend trois salons - l’un pour les enfants, l’autre pour les amis. Le dernier, au mobilier entièrement peint en doré imitation rococo, est destiné aux personnalités importantes, il n’a visiblement jamais servi. Les salles de bain du premier étage sont équipées de baignoires rondes, façon jacuzzi. L’électricité est capricieuse.

Quand vient le soir, la villa souvent plongée dans le noir prend un air de château hanté. Les portes du rez-de-chaussée grincent et claquent, l'air s'engouffre dans les pièces. Des « djins » ? Ces esprits maléfiques aux allures de diablotins redoutés par la famille d’Hassan. Les mains collées aux murs froids des couloirs, je cherche une improbable allumette. Aïcha me tape sur l'épaule, l’air moqueur, son visage légèrement éclairé par une petite bougie...

La famille vivait il y a six ans sous des tentes plantées dans le désert. Aujourd’hui, Cheikh Hassan contemple sa propriété de son balcon. Sa chambre surplombe un verger de pêchers, l’un des rares arbres fruitiers, avec les citronniers et les goyaviers à pousser dans cette région aride. Ces pêches, comme un don du ciel, si sucrées que l’on dirait du miel, sont ramassées que par des cueilleurs aux gestes attentionnés et délicats.
 
Mais ce matin, le regard de Cheikh Hassan ne fait que glisser sur son verger pour se braquer, au-delà des pêchers, sur une petite route où défilent en toute quiétude des pick-up chargés de sucre, de ciment, de farine… Les véhicules avancent lentement en procession, sans coups de klaxons ni heurts. Tous se dirigent vers la frontière. Dans quelques heures, les vivres et denrées qu’ils transportent seront acheminés jusqu’à la prison à ciel ouvert de Gaza, via des dizaines de tunnels de contrebande. Les premières entrées se situent à seulement un kilomètre. Demain, à l’aube, les marchés et souks de la bande de terre palestinienne placée sous blocus israélien seront alimentés. Grâce, entre autres, aux bédouins d’Egypte devenus les fournisseurs attitrés de ce territoire en marge.

Cheikh Hassan est l’un de ces contrebandiers. Il y a huit ans, il était instituteur. Il a quitté la fonction publique : ras-le-bol d'apprendre aux petites têtes que l'Egypte est « la mère du monde », que la pauvreté, la corruption et la torture n’existent pas, que le soleil brille ici avec autant de force que la démocratie. Ras-le-bol du faux patriotisme.

Alors, bien sûr, quand la révolte contre le régime a commencé en février, il a apporté sa pierre à l’édifice. L’ancien instituteur redevenu bédouin dans son désert de contrebandiers ne s’est pas rendu au Caire, il a manifesté avec ses amis à côté de son village, dans la petite ville de Cheikh Zouwayed. Là, il a crié contre le président Moubarak qui « a laissé les Egyptiens mourir de faim alors qu’il engrangeait des milliards » et appelé « Dieu à le punir ». Le rassemblement a dégénéré. Au milieu des fumées blanches des grenades de gaz lacrymogène, policiers et bédouins ont échangé des tirs à balle réelle. Un jeune contestataire est mort.

La dictature, Cheikh Hassan en a goûté les fruits comme tous les bédouins de cette immense région désertique délaissée par le régime. Le Nord Sinaï compte un hôpital, deux écoles, pas une industrie, pas une. Excepté l’ennui, on y trouve rien.

Instituteur, il gagnait l’équivalent de 70 euros par mois. Contrebandier, il en gagne 1000 grâce au trafic des tunnels. Pour chaque sac de vivres passé de l’autre côté, il touche un pourcentage, en tant que chef de village. Des milliers de sacs entrent chaque jour côté palestinien, le commerce est florissant.

Les mains posées sur la rambarde de sa terrasse, ses six garçons bourdonnant autour de lui, l’homme du désert ne peut s’empêcher de sourire en voyant défiler les camions. Souvent, à la nuit tombée, Cheikh Hassan n’arrive pas à trouver le sommeil. Il ne s’est pas encore habitué à sa maison. Il y étouffe, il a à faire. L'air frais, les fennecs, la douceur du sable encore tiède lui manquent. Alors, il file retrouver le ciel piqué d'étoiles. Et comme les siens enjambaient leurs chameaux, il chevauche son 4*4 au milieu des dunes pour voguer jusqu’à un abri de palmes où l'attendent, assis en cercle autour d’un feu, ses amis bédouins.

Ce soir, il est question d’affaires. « Une livraison de cigarettes en provenance du Caire arrive demain. Hassan, peux-tu t'assurer qu'à la frontière un tunnel est disponible ? », demande l’un. Les bédouins tracent dans le sable, à l’aide d’un bâton, le parcours des marchandises, les carrefours où les policiers pourraient leur tendre un piège. Ainsi naissent et grandissent leurs stratégies. Sur ce cahier éphémère qu’un revers de main suffit à faire disparaître.

Tous ont été condamnés au moins une fois à la prison, aucun ne s’est jamais présenté. Pourquoi faire ? Passées plusieurs années, les sanctions sont levées par la justice égyptienne. Condamné en 2003 à dix ans de prison, Cheikh Hassan ne doit plus rester « discret » dans son Sinaï que deux ans, après nul ne pourra rien contre lui.

Autour du feu qui crépite, les commandes en provenance de Gaza affluent. Les téléphones portables des contrebandiers bourdonnent sans arrêt. En vrais « businessmen », les bédouins s’excusent avant de se lever pour capter un meilleur réseau sur le sommet d’une dune proche.

Allongé sur le sable, un peu en retrait, Mounir, l’un des frères du cheikh Hassan recherché pour récidive de contrebande de sacs de chips, reste silencieux, replié sur lui-même. Son corps est maigrelet, son visage marqué par la souffrance. Il y a un mois, le trafiquant s’est vu mourir…

Mounir raconte une journée suffocante. Le soleil brillant dans un ciel vide. Son départ tardif en raison de la canicule. Un rendez-vous à Rafah, petite ville à cheval entre Gaza et l’Egypte. Les camions qui attendent pour être déchargés. Ses amis trafiquants à la frontière qui s’impatientent. La route est dangereuse, les embuscades sont nombreuses, la police guette. Sous une couverture, il a dissimulé un pistolet. Son portable sonne. Il baisse la musique, accélère, manque un virage. Trou noir. Il émerge le corps en morceaux, parvient à prévenir ses amis avant l’arrivée de la police.

« Et que croyez-vous que l'on a fait ? », intervient Cheikh Hassan, fier de l’histoire de son frère, dont il est un peu le héros : « J’ai eu une idée : le faire brancarder jusqu’à Gaza ».

Mounir est hissé sur une civière, embarqué au milieu des sacs de marchandises, brancardé à 20 mètres sous terre dans les tunnels en direction de la petite ville palestinienne de Khan Younès, où il est accueilli à l’hôpital Nasser, plus riche et mieux équipé que nombre d’établissements égyptiens.

La tête toujours en vrac, le dos, les jambes et les hanches encore fragiles, Mounir n’arrive pas, un mois plus tard, à tenir debout. Le contrebandier passe ses journées devant sa télévision à regarder des documentaires animaliers sur l'écran plat qui trône dans sa villa, construite elle aussi grâce aux revenus des souterrains. 

Cheikh Hassan n'est pas inquiet pour son frère. Il se rétablira et reprendra la route des tunnels, il n’a pas le choix. Que faire d’autre dans le désert du Sinaï hormis trafiquer, les biens ou les hommes ? Lui a toujours refusé de faire commerce des migrants qui, venus d’Afrique, sont prêts à se faire abattre par les gardes-frontières ou à disparaître pendant des années dans les prisons égyptiennes pour devenir éboueurs ou valets de chambre en Israël. Il ne veut pas, dit-il, jouer à « la roulette russe la vie de pauvres gens » et, de son rire le plus doux, se met à esquiver les questions.

Il a faim, dit-il, et part retrouver quatre amis bédouins pour un grand festin sous la cabane de palmes. Un large four vertical en métal a été enfoui dans le sable. Une chèvre farcie d’un mélange de pommes de terre et de tomates finit de rôtir. On hume une délicieuse odeur de viande grillée parfumée au coriandre. Affamé, Cheikh Hassan ne tient plus en place. La bête à peine sortie du four, il s’en empare et regrette  « de ne pas avoir un bon Bourgogne ».

De l’assemblée, Mahmoud, la cinquantaine, marié à quatre femmes, est le plus religieux. La remarque l’exaspère. « Haram ya Cheikh », lance-t-il à Hassan, avant d’expliquer que « l'alcool provoque l'ivresse ». Puis, il tire à la fin du repas un carré  de pâte noire dissimulée dans sa longue robe blanche traditionnelle,  de l’« afium »  (« opium »). Ce n’est pas une drogue, assure-t-il, juste un remède qui lui permet d’augmenter son appétit sexuel et de satisfaire ses épouses. Cheikh Hassan grimace en voyant son ami s'en frotter les dents énergiquement : lui n’a pas besoin de cela pour ravir Aicha. 

L'esprit et le regard embrumés par l'opium, les hommes décrochent leurs pistolets  dissimulés à la ceinture et improvisent une séance de tirs. Une canette de soda est posée à dix mètres sur un rocher. En quelques secondes, la cible est criblée de balles. Ereintés par les agapes et la chaleur, les bédouins s'affalent sur des tapis en laine à l'ombre de pêchers qui, grillant sous le soleil, dégagent une odeur caramélisée.

La nuit venue, les cinq hommes parlent d'amour et échangent des conseils pour procurer du bonheur à leur(s) femme(s). Youssef, le plus jeune de la bande, encore célibataire malgré ses trente ans, se verrait bien épouser une étrangère : « Il paraît qu'elles ont bien plus d’imagination que les Egyptiennes... Nos femmes sont excisées, je rêve d'une femme ‘’entière’’ ». Les contrebandiers évoquent aussi l’homosexualité qu’ils croient réservée aux hommes. Quand on leur apprend qu’il existe aussi des femmes qui s‘aiment, ils écarquillent les yeux : « Mais comment font-elles ? Y'a-t-il de telles femmes au Caire ? ». Ils ignorent pratiquement tout de la vie dans la capitale de leur pays.

Au petit matin, Cheikh Hassan reprend son volant. Le désert, toujours le désert. Sans rien dire, il coupe le moteur au sommet d'une dune. « Tu veux vraiment les voir les esclaves ? », demande-t-il. Pour désigner les migrants en transit dans le Sinaï, il utilise le mot « abid », « esclave ». Ici, les Africains sont toujours vus comme les hommes à tout faire des Blancs.

Sous une vieille tente bédouine couleur sable, ils sont une cinquantaine, venus pour la plupart d'Erythrée. Tous sont assis en tailleur, le regard dans le vide, exténués. Il y a des hommes, beaucoup, des femmes, des enfants et quelques bébés pendus au sein de leur mère. Une dizaine d’autres migrants dorment, assaillis par les mouches dans une cahute en bois derrière la tente. Il n’y a pas de sanitaires, juste un petit butagaz.

Le groupe est arrivé au campement voici une semaine, après un voyage épouvantable. Plusieurs sont morts de maladie, de faim, de soif, de chaleur. Certains aussi ont manqué d’air dans une camionnette sans fenêtre. Tony, un Erythréen d’une vingtaine d’années a perdu un ami, abattu par un douanier alors que le groupe franchissait la frontière soudanaise. Tony a continué la route et n’en revient pas d’être toujours vivant.

Devant le jeune homme, Cheikh Hassan est mal à l’aise. Contrebandier, il ne trafique que des marchandises mais, chef de village, il n’ignore rien du trafic des êtres humains et de ceux qui ont font commerce : le passeur, Ahmed, est originaire de Mahdiya, son village.

A 22 ans, Ahmed peine à cacher ses rondeurs sous un jean trop petit. Une montre en or flambe à son poignet et sa maison en construction s’élève déjà sur trois étages. D’ici quelques mois, le jeune passeur n’aura qu’à traverser la piste pour se rendre sur son lieu de travail. Le voyage coûte aux migrants entre 300 et 500 euros et les billets tombent droit dans ses poches. Pour se donner bonne conscience, Ahmed dit qu'il aide d’autres personnes à changer le cours de leur vie.

Dans une petite cabane en bois, Ahmed a installé un ordinateur avec une connexion internet. Casque sur les oreilles, un jeune Africain discute avec ses proches, restés au pays. Gabriel parle anglais. Il est devenu l’interprète du passeur. « Hello, welcome to our camp ! Do you want a tea ? », lance-t-il en souriant d’un air un peu idiot. Ses yeux sont irrités et striés de rouge, marqués par la consommation de « bango », une herbe cousine du cannabis. Gabriel a d’abord été engagé à titre temporaire. Trois ans plus tard, l’ancien jeune migrant a la trouille de passer de l’autre côté. Trop de risques, pense-t-il.

D’ordinaire, les passeurs versent un pot-de-vin aux jeunes soldats égyptiens pour qu’ils dorment au moment convenu pendant leur tour de garde. Mais il arrive, au dernier moment, que les soldats corrompus soient remplacés. C’est alors un massacre. Les gardes-frontières ont ordre de tirer sur la tête de file.

Gabriel est chanceux : Ahmed est un « gentil » passeur. Dans un camp voisin, plusieurs Africains ont été tués avant même d’avoir pu tenter de franchir la frontière. Le passeur, qui avait doublé ses prix au dernier moment, les retenait en otage depuis plusieurs mois en les faisaient travailler dans les champs. Un petit groupe a profité du sommeil du geôlier pour fuir, il n’avait pas atteint la frontière que le passeur et ses amis étaient déjà en chasse. Dix migrants ont été tués, la police a arrêté les autres fuyards. Seuls dix, sur cinquante, sont parvenus à passer entre les mailles du filet.

Au départ du camp, Cheikh Hassan est soulagé. Persuadé que l’on peut attraper des maladies en serrant les mains, il salue rapidement de loin. Et file à nouveau sur son bolide. Le trajet prend à peine quelques minutes. Le camp n’était qu’à quelques centaines de mètres de sa maison. Fier de sa supercherie, il éclate de rire.

Une fois, une seule, il a aidé une personne à passer en Israël. C’était il y a dix ans quand le désert n’était pas encore traversé par les Africains. A l’époque, ne passaient par le Sinaï que des filles originaires d’Europe de l’Est, de Russie et d’Ukraine surtout. Les hôtels pour touristes d’Eilat et de Tel-Aviv, deux villes de villégiature en Israël, embauchaient à tour de bras. Les filles n’arrivaient pas à avoir de visa, elles se lançaient sur la route.

Olga avait quitté le froid ukrainien à vingt ans. La jeune effrontée avait de longs cheveux blonds ramassés sur la tête. Sa coiffure tirait légèrement ses traits, ses yeux étaient azur et elle se donnait l’air d’une princesse. Elle envoûta Hassan, lui tourna le sang. Tout en elle le fascinait, de sa beauté à sa maturité. Elle était comme un glaçon tombé en plein désert, une Shéhérazade des terres gelées.

« C’est par où Israël ? », lui avait-elle demandé en arabe. Il avait indiqué la frontière, se demandant ce qu’elle espérait y trouver. L’avenir des jeunes filles comme Olga tenait souvent en deux mots : « Beit marone », les maisons de passe israéliennes. Olga ne l’a pas crû. Elle rêvait de soleil, d’orangers en fleurs, de promenades le long des plages de Tel-Aviv, d’étés au bord de la Mer Morte, de maisons bordées de bougainvilliers, elle voyait en Israël le lait, le miel et le travail réunis.

Cheikh Hassan l’aida à réaliser son rêve contre une promesse : si le rêve tournait mal, elle le prévenait et revenait sur-le-champ. Olga partit donc pour la frontière avec, dans son sac, le numéro du contrebandier. Trois jours plus tard, elle l’appelait paniquée depuis Jérusalem : il avait vu juste. Il organisa son retour en Egypte par le même chemin, puis Olga repartit pour l’Ukraine.

Ces « Beit marone », Cheikh Hassan ne les a jamais vues. Ce sont ses amis bédouins israéliens qui vivent de l’autre côté de la frontière, dans les plaines désertiques de Néguev, qui lui en ont parlé. Cheikh Hassan n’a pas été étonné. Il se méfie des Israéliens et de leurs mœurs : son père les a fréquentés pendant plus de dix ans, quand le Nord du Sinaï était encore propriété de l’Etat hébreu.

Aujourd’hui, ce pays l’attire autant qu’il le rebute. S’il pouvait s’y rendre, il se perdrait une journée dans Tel-Aviv juste pour voir si ce qu’on dit est vrai, s’il y a bien au cœur du Moyen-Orient un endroit où les filles se baignent « pratiquement nues » en maillot deux pièces, une bouteille de bière à la main avec, en fond sonore, une musique techno diabolique. Le soir même, il n’en doute pas, il regagnerait le calme de son désert et son ciel moucheté d’étoiles.

Vivre à proximité de la frontière israélienne a deux gros avantages pour Cheikh Hassan.  Le premier est, bien sûr, financier. Les bédouins sont devenus les fournisseurs attitrés des israéliens, gros amateurs de hachich marocain. Ce commerce est le plus lucratif du Nord Sinaï. Le second est pratique. La proximité de la frontière permet l’accès à des produits de bien meilleure qualité qu’en Egypte, en particulier la fameuse savonnette rose « Hawaï », au parfum de fleurs exotiques. Toutes les salles de bains du Sinaï égyptien sont dotées de ce savon à l’emballage en hébreu.

Cheikh Hassan a l'habitude de se faire livrer la marchandise de contrebande à domicile. Il aimerait bien pouvoir faire son marché à Rafah, la ville frontalière par où tous les biens transitent. Mais en cas de barrage policier, il serait aussitôt conduit en prison pour y purger sa peine. Mieux vaut rester terré dans un carré de désert.

Ce soir, un ami est venu lui rendre une visite surprise. Les deux hommes se sont installés au sommet d’une petite colline, d’où l’on distingue distinctement les lumières de la bande de Gaza, toute proche, et celles de la ville israélienne de Beer Sheva.

Hassan allume un petit feu et dépose une théière sur les braises. Son ami, la trentaine, refuse de dévoiler son nom : « Appelez-moi Docteur », dit-il. Crâne rasé court, pantalon poussiéreux, chaussures de randonnées et lunettes rondes, l’homme se pose en intellectuel. Il vient de la ville palestinienne de Rafah où il est propriétaire d’un tunnel. Ses journées, il les passe sous terre, ce qui lui a permis de devenir riche et lui vaut d’être en cavale permanente. La police le traque depuis quatre ans.

Pour éviter de  « tomber », le « docteur » s’est imposé des règles. Jamais, il ne fixe de rendez-vous à l’avance. Quand il travaille dans les tunnels, plusieurs informateurs lui indiquent les mouvements des policiers. Ses déplacements sont méticuleusement étudiés. Tous les deux jours, il change de voiture. Il ne garde avec lui qu’un épais manteau en laine brune qui lui permet de dormir n’importe où. Depuis peu, il a décidé de ne plus passer la nuit chez lui. Quand il s’installe le soir dans les dunes, sa femme et ses deux filles l’aperçoivent, de la fenêtre de leur salon, couché sur le sable emmitouflé dans sa cuirasse en laine.

Parfois, quand il en a assez de dormir dehors, le « docteur » s’enfonce dans son tunnel de 800 mètres de long pour se réfugier chez des amis Palestiniens de la bande de Gaza, le seul endroit où il se sente en sécurité. Là, il peut aller dans les cafés sans craindre d’être démasqué.

Ce soir, le « docteur » vient d’être informé que la route de Rafah est libre. Il va donc aller dormir à Gaza. Cheikh Hassan aimerait bien l’accompagner, s’évader de son désert le temps d’une nuit. Impossible.

Il se réconforte vite quand il apprend qu’une bouteille de bourgogne l’attend. Il se rue sur le Nuits Saint Georges 2005, plonge dans son coffre, déniche une longue barre de métal qui sert d’ordinaire à dévisser les boulons des roues et entreprend de pousser le bouchon au fond de la bouteille.

Le liquide gicle sur ses vêtements et ses bras. Cheikh Hassan jubile. Marcel tacheté de rouge, mains couvertes de vin et regard malicieux, il fait tournoyer le breuvage dans son gobelet, le flaire, en boit une gorgée. Il avait oublié le goût âpre et sec du vin : « On dirait de l’essence, ça brûle l’estomac ». Déjà, l’alcool lui monte à la tête.

A trois reprises, il demande si son haleine sent le vin. Son campement dépassé, il ralentit, s'assure que personne ne le voit, et lance : « Vas-y, jette la bouteille ! ». Avant de repartir à travers les dunes.




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@Françoise Beauguion

INTERVIEW sur France Info

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